L'histoire vraie de Gérard de Suresnes, SDF devenu star de la radio malgré lui de Thibault Raisse. Éditions Denoël
« Avec un con comme moi on s'amuse, avec un con comme toi on se fait chier."
Thibault Raisse, journaliste et écrivain spécialisé dans les faits divers nous invite à découvrir une figure médiatique oubliée qui a marqué sa jeunesse. Le journaliste s’est replongé dans les années 90, âge d’or des radios libres. Passé 21h, des milliers d’ados s’enfermaient dans leur chambre pour savourer l’impertinence des ondes : provocations, sujets tabous, nouvelle scène musicale, canulars…Un vent de liberté régressive soufflait alors sur la bande FM et les radios concurrentes rivalisaient de créativité pour séduire leur jeune auditoire. Parmi elles, Fun radio et son animateur star Max, prince du sarcasme et des pépites musicales qui anima une nocturne underground où il se plaisait à donner la parole à un éventail de doux dingues.
Un soir d’hiver, en short et tongs, Gérard Cousin appelle la station depuis une cabine téléphonique pour déclamer des poèmes d’amour de sa composition. La voix est passablement éméchée, les vers, pas très bons. Hilarité des auditeurs et jubilation des animateurs qui ont ferré « un bon client ». Ils vont très vite l’inviter à la station et germe petit à petit une idée dans l’esprit de Max : proposer à Gérard d’animer des débats de société à partir de minuit. Les chapitres du livre en donnent un inventaire loufoque: « Que pensez-vous des couples célibataires ? » « Pensez-vous qu’il fait jour à New York quand il est 18 heures à Paris et qu’il pleut ? » "Avez-vous déjà mangé avec un sosie ou autre ?"
Si Gérard croit sincèrement diriger une émission sérieuse il est en réalité le dindon d’une farce cruelle qui va durer six ans. Chaque jeudi, les animateurs et de jeunes auditeurs triés sur le volet, participent à un jeu de massacre en direct, savamment orchestré. L’objectif : faire enrager Gérard par des interventions absurdes, des questions intrusives sur sa vie privée ou des moqueries sur son inculture ou son parler des faubourgs.
Les colères et sorties de piste sont mémorables à l’antenne et font de Gérard une vedette malgré lui.
Comble de ce jeu de dupes : si les audiences sont florissantes, l’homme ne sera jamais vraiment rémunéré par la station. Les années passent, à mesure que partent certains membres de l’émission, de moins en moins à l’aise avec « ce dîner de con » radiophonique. Et pour cause, l’envers est moins risible :
ancien routier au chômage suite à un accident de la route, Gérard est un SDF qui se débat avec des problèmes d’alcoolisme et de dépression, vivotant entre la rue et les foyers. Enfant maltraité de la DDASS, n’ayant plus contact avec sa fille après son divorce, il est dans une détresse affective qui explique son instabilité émotionnelle et sa grande crédulité. Lorsque l’émission s’arrête brutalement après un dérapage, c’est la descente aux enfers…
S’interrogeant, au hasard de ses recherches journalistiques, sur le devenir de Gérard après son éviction, Thibault Raisse apprendra qu’il est mort jeune, à 43 ans, dans la solitude et une profonde précarité, enterré dans le carré des indigents. Un parcours de vie tragique sur lequel il a décidé d’enquêter pendant 5 ans, interrogeant les différents protagonistes de cette histoire, animateurs, auditeurs et proches, pour comprendre comment le jeu de dupes a pu durer aussi longtemps. Pour comprendre aussi qui était vraiment Gérard Cousin et lui rendre justice.
A travers ce livre-enquête passionnant et très bien écrit, il met en lumière les paradoxes d’une vie à la fois sordide et hors du commun. Gérard ayant lui-même avoué avoir vécu avec la Radio, les meilleures années de sa vie, signant des autographes ou prenant l’avion pour la première fois. Avec rigueur, le journaliste décortique les mécanismes qui ont permis cet abus de faiblesse organisé, le cynisme médiatique et le mépris de classe à l’œuvre, prophétique d’une future téléréalité.
Il interroge également les relations ambiguës qui ont lié Gérard à ses auditeurs. Mélange de moquerie et de sincère tendresse. Certains d’entre eux, devenus adultes, seront les seuls à lui apporter soutien financier et réconfort dans les dernières années de sa vie. Des auditeurs qui se cotiseront après sa mort pour lui offrir une vraie sépulture.
Enquête sociologique à la fois grinçante et empathique, le livre trouve un équilibre entre la drôlerie d’un personnage pas très malin et la chronique respectueuse d’une vie cabossée. Thibaut Raisse parvient à rendre à Gérard Cousin son humanité, sa complexité d’individu, avec ses qualités et ses défauts, sans tomber dans le piège de l’hagiographie.
C’est à la fois drôle, révoltant et bouleversant.